La Hongrie après Trianon : cent ans de solitude ?

« Les gens autour de moi se cherchaient des raisons d’espérer à la fois dans le passé qu’ils situaient loin à l’Est et dans celui plus proche qu’ils avaient vécu dans cette Europe centrale, en dominateurs, jusqu’avant le Traité de Trianon. Était-ce dû au désir de rester eux-mêmes entre deux mondes ? De survivre envers et contre tout ? Si oui, c’est qu’ils avaient l’ambition de s’assurer un destin à part, dont on pourrait dire avec le poète Ady que ce serait « un beau destin» : Szép, magyar sors. »

A. Sauvageot, Souvenirs de ma vie hongroise, 1988.

Signé il y a tout juste 100 ans, le 4 juin 1920, le traité de Trianon reste pour les Hongrois, avec la défaite de Mohács en 1526, le plus grand traumatisme historique du pays : dans un sondage réalisé à l’occasion du centenaire, 85% des répondants considéraient le traité comme « la plus grande tragédie » nationale. A la fin de la première guerre mondiale, dans le cadre de la dislocation de l’empire austro-hongrois consécutive à la défaite des puissances centrales, le traité ampute la Hongrie des deux tiers de son territoire – environ un tiers de sa population magyarophone se retrouve en dehors des frontières.

On peine à trouver dans l’histoire française une humiliation équivalente : la déportation des Acadiens, la vente de la Louisiane sont oubliées de presque tous ; l’indépendance de l’Algérie, comme l’ensemble de l’empire colonial français, n’évoque guère de nostalgie dans l’Hexagone. Quant aux communautés francophones en Suisse ou en Belgique, elles ne soulèvent aucune velléité irrédentiste[1]. L’Alsace-Lorraine était une province acquise relativement tardivement (sous le règne de Louis XIV) et ne représentait qu’une fraction modeste du territoire. Surtout, elle est restée moins de 50 ans hors du giron national.

Pourquoi cet événement reste-t-il gravé dans la conscience nationale hongroise et comment expliquer l’extrême sévérité des conditions imposées au vaincu ?

De la Sainte-Ligue à la Sainte-Alliance : sous l’hégémonie germanique

Un bref rappel du contexte historique s’impose : lorsque les Turcs sont chassés de Hongrie par les armées de la Sainte-Ligue, à la fin du XVIIe siècle, la Couronne hongroise échoit aux Habsbourg, archiducs d’Autriche et empereurs du Saint-Empire romain germanique. L’administration autrichienne se heurte aux pans de Hongrie qui jouissaient d’une relative autonomie sous la houlette ottomane, comme la principauté de Transylvanie : son prince, François II Rakóczi, profite que les autrichiens combattent la France à l’ouest (guerre de Succession d’Espagne) pour se rebeller ouvertement en 1703 et n’est vaincu que huit ans plus tard. Une forme de compromis finit par être trouvée avec l’aristocratie hongroise[2]. En 1848, la vague de révolutions européennes qu’on a appelé printemps des peuples déferle dans l’Empire autrichien[3], sous l’impulsion du renversement de la monarchie en France. La révolution hongroise de 1848 perdure jusqu’en 1849, écrasée sous le coup de la Sainte-Alliance : celle créée après la défaite de Napoléon par les puissance monarchistes (Autriche, Russie, Prusse) pour préserver le statu quo en Europe.

L’épineuse question des minorités

Dès 1848, la question des minorités apparaît avec acuité comme inséparable de la lutte hongroise pour l’indépendance. Tensions ethniques en Transylvanie, vacillement serbe et slovaque et surtout, rébellion croate en faveur de l’Autriche : une indépendance hongroise fondée sur l’idée d’Etat-nation implique de réévaluer ses rapports avec les minorités qui l’entourent. Or, sur ce point, la révolution hongroise est ambiguë. Kossuth dépend politiquement de la noblesse hongroise à laquelle il appartient, et n’entreprend que tardivement d’autoriser l’utilisation des langues minoritaires au niveau local, sans parler d’administration autonome. Plus tard, en exil, il rêvera d’une confédération danubienne, entité multiethnique constitués de républiques sœurs.

Après une période de répression suite à l’écrasement de la révolution, un accord est passé en 1867, le fameux Compromis austro-hongrois, qui établit la Double Monarchie, en laissant une large autonomie à la Hongrie en échange de sa loyauté à l’empereur. Ainsi, bien que soumise à l’Autriche, la nation hongroise a prééminence sur les autres nationalités[4]. Kossuth qualifie le Compromis de « fiançailles avec un cadavre » : en liant son destin aux fortunes d’un empire aux bases fragiles[5], la Hongrie va trouver ses intérêts étroitement mêlés avec le maintien d’une situation acquise, alors qu’elle était vingt ans plus tôt à la pointe des avancées démocratiques (les élections de 1848 sont fondées sur le corps électoral le plus large à l’époque). Les politiciens hongrois manœuvrent ainsi pour empêcher un accord similaire avec la Bohême-Moravie, qui aurait diminué l’importance relative de la partie hongroise.

Le Compromis de 1867 est donc conçu pour satisfaire les exigences des magnats autrichiens et hongrois, mais laisse les autres nationalités frustrées dans leur désir d’émancipation, sans parler de la population au sens large, qui ne dispose pas du droit de vote et n’a donc pas de raison d’être solidaire d’un régime dont elle n’a rien à attendre. De fait, la suite des événements donnera raison au jugement de Kossuth. Pour autant, les nombreux bâtiments Art Nouveau à Budapest témoignent de l’opulence passée de cette capitale régionale à cette période, que l’on idéalise volontiers en véritable âge d’or.

Un projet d’Etats-Unis de Grande Autriche, proposé en 1906 par le juriste Aurel Popovici et soutenu par l’archiduc François-Ferdinand, rencontre une hostilité prévisible de la partie hongroise de la Double Monarchie. L’assassinat de son promoteur et le déclenchement de la Première Guerre mondiale enterre la dernière chance de trouver une solution politique à la question des nationalités.

Une paix carthaginoise pour les « barbares des steppes » ?

Au cours de la guerre, l’Autriche-Hongrie, totalement dépassée militairement, se retrouve de plus en plus soumise à la tutelle allemande, et est déjà promise, même en cas de victoire, à une place subalterne dans le projet germanique de Mitteleuropa[6]. Après la révolution d’Octobre qui met fin à la monarchie russe, les empires centraux, épuisés par la guerre et minés par leurs dissensions internes, implosent les uns après les autres. En Hongrie, la révolution des Asters sonne la fin de l’union personnelle avec l’Autriche, et proclame la République populaire hongroise, dirigée par le comte Károlyi[7], à son tour renversé moins d’un an plus tard par la toute aussi éphémère république des conseils de Hongrie, d’inspiration clairement soviétique. Ce sont cinq régimes qui se succèdent entre 1918 et 1920 – quand le traité de Trianon est signé par le royaume de Hongrie, avec à sa tête l’amiral Horthy, porté au pouvoir par les armes franco-roumaines. La réforme agraire est repoussée aux calendes grecques et le pays se retrouve replongé dans une société quasi-féodale. C’est dans ce contexte extrêmement chaotique qu’il faut nous arrêter un instant : comment expliquer que la Hongrie ait subi un traité aux conditions si rigoureuses ?

Instabilité, faiblesse militaire, isolement diplomatique, voire perfidie de Clémenceau dans la création de la « petite Entente » ? Les causes sont naturellement multiples, sans nécessairement s’exclure mutuellement, et leurs importances respectives restent âprement débattues encore aujourd’hui en raison de leurs implications politiques. Il est clair, cependant, que les Hongrois ne sont guère écoutés dans les préparatifs du traité. Sans chercher à trancher, le maintien de la Hongrie dans ses anciennes frontières semblait impossible. Pour inéluctable qu’elle paraisse aujourd’hui, la dislocation de la « grande Hongrie » est un choc dont la nation hongroise ne se remet pas. Pour une élite hongroise qui croyait pouvoir se maintenir sur les minorités, voire les magyariser, c’est un rappel salutaire à la réalité des aspirations nationales. Mais pour les populations qui se retrouvent en dehors des frontières nationales et sujettes à des gouvernements souvent hostiles, l’incompréhension et le sentiment d’injustice sont bien résumés par la formule « Non ! Non ! Jamais ! », tirée d’un poème de jeunesse d’Attila Jozsef.

Population ou territoire ?

L’esprit revanchiste qui anime le régime de Horthy, “amiral sans flotte et régent d’un royaume sans roi”, le porte naturellement à se rapprocher des pays de l’Axe, qui cherchent une révision des traités. La stratégie est payante, du moins à court terme : les arbitrages de Vienne (1938 et 1940), dictés par Berlin et Rome, permettent à la Hongrie de récupérer une portion de la Tchécoslovaquie ainsi que la moitié nord de la Transylvanie ; en 1941, la participation à l’invasion de la Yougoslavie permet l’annexion de la Voïvodine. Ces annexions sont émaillées d’exactions contre les minorités ainsi que de déportations de juifs ; par ailleurs, l’entrée des armées hongroises sont souvent mal acceptées par les populations hongroises, mises en porte-à-faux vis-à-vis des autres communautés et qui, derrière la rhétorique patriotique, ne constatent pas d’amélioration notable de leur situation matérielle. A nouveau dans le camp des vaincus en 1945, la Hongrie retrouve ses frontières de 1920, mais contrairement aux populations allemandes, les Hongrois ne font pas l’objet d’expulsions massives. Les projets de « révisions » du traité de Trianon se heurtent à une contradiction entre la simplicité des cartes et la complexité des populations et des équilibres locaux. En déportant les juifs, souvent magyarophones, de certains territoires annexés, la Hongrie de Horthy a fait basculer la majorité linguistique dans le camp opposé. Bien souvent, le souci affiché pour le sort des populations sert de paravent à des ambitions expansionnistes, ou plus platement nationalistes. A une moindre échelle, on note encore aujourd’hui le contraste entre les effusions de bons sentiments pour ces « Magyars d’outre-frontières » et la note de condescendance pour l’accent de ceux originaires de Voïvodine, ou encore dans l’expression « fille transylvanienne » (erdélyi lány), devenue synonyme d’assistante à domicile. Et si le gouvernement Orbán a centré son discours sur ces populations, leur permettant en 2011 d’obtenir la nationalité hongroise, les commémorations utilisent toujours la vignette de la « Grande Hongrie », Croatie comprise !

Un désastre historiographique

Dans la mémoire nationale hongroise, en tout cas sous sa forme exprimée dans la sphère publique et dans les manifestations officielles, le traité de Trianon a pris sa place au panthéon des tragédies nationales, énième avatar de la « malédiction de Turan »[8], entre la défaite de Mohács, l’invasion tatare et le joug soviétique, sans oublier le chaos du libéralisme. La victimisation historique et la hantise de la désunion conduit à une culture politique peu ouverte au débat d’opinion, prompte à débusquer le traître (qu’il soit à la solde de Moscou ou de Soros), et qui contraste avec le haut niveau d’éducation et l’existence de nombreux travaux historiques universitaires de grande qualité.

Trianon a sa journée de commémoration[9], son rock-opéra, et il n’est pas rare d’entendre, encore aujourd’hui, la mauvaise desserte ferroviaire du lac Balaton attribuée aux dispositions du traité limitant à une voie les chemins de fer ! Plus inquiétant, l’irrédentisme, toujours répandu dans la population, si l’on en croit de récents sondages, handicape les efforts vers une diplomatie régionale[10]. La Hongrie n’est pas le seul pays de la région à rester attachée à un âge d’or : Serbie, Bulgarie et même Roumanie ont également en réserve une carte « idéale » de leur pays respectif, des populations hors-frontières, et quelque catastrophe passée qui explique l’embarras de leur situation présente. Pas plus que ses voisins, elle n’est condamnée par l’histoire, et sans doute mérite-t-elle une seconde chance.

[1] István Bibó (trad. du hongrois), Misère des petits États d’Europe de l’Est, Paris, Albin Michel, 1993, 426 p. (première édition L’Harmattan, 1986, épuisée) trad. Georges Kassai. Dans cet ouvrage, l’historien prend en exemple la ville de Genève, située en territoire suisse alors que toute la campagne environnante se trouve en France, sans que cela ne pose le moindre problème.

[2] Lorsque l’impératrice Marie-Thérèse convoque la Diète à Pozsony (actuelle Bratislava) en 1741, les nobles réunis prononcent le serment « vitam et sanguinem » : ils donneront leur vie et leur sang pour l’impératrice. La vie, le sang, mais pas l’argent ! En échange du service militaire, aucun impôt ne sera levé sans leur consentement.

[3] Créé entretemps en 1804, deux ans avant la dissolution du Saint-Empire.

[4] Dans un entretien, le cinéaste hongrois originaire de Transylvanie Miklós Jancso parle à ce sujet du « jeu de maître et de l’esclave ». En servant l’Autriche, la Hongrie soumettait à son tour les autres minorités. Les minorités nationales disposaient certes de certaines libertés linguistiques et culturelles, mais toute autonomie territoriale restait hors de question.

[5] Rappelons que l’accord intervient alors que l’Autriche vient de subir une défaite totale lors de la guerre austro-prussienne.

[6] Ses deux victoires les plus notables, en Roumanie et à Caporetto, sont réalisées sous perfusion allemande. La France, de son côté, assiste les Serbes, les Roumains et plus tard les Polonais.

[7] Preuve que la noblesse hongroise continue de jouer, en ce début de XXe siècle, un rôle de premier plan dans les affaires du pays.

[8] L’idée que la sédentarisation et la christianisation des Magyars aurait causé leur perte. De fait, lorsqu’ils nomadisaient encore au IXe siècle, leurs tactiques d’archers montés étaient redoutées des royaumes occidentaux.

[9] Instaurée en 2010 et intitulée « journée d’union nationale » (nemzeti összetartozás napja).

[10] Avec par exemple le groupe de Visegrad, qui réunit Hongrie, Pologne, République tchèque et Slovaquie.

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